Le président Alberto Fernandez et la vice-présidente Cristina Fernandez de Kirchner lors de l'ouverture de la session du Congrès, le 1er mars dernier. (Cronista)

(BUENOS AIRES) – À l’approche de l’élection présidentielle d’octobre, le Frente de Todos entame la dernière session législative de son mandat sans leadership clair. La gestion du président Alberto Fernandez a été minée par la pandémie, une inflation rampante et de vifs conflits internes. La vice-présidente, Cristina Fernandez de Kirchner, aux prises avec une condamnation pour corruption, refuse quant à elle de se présenter malgré les nombreux appels de ses militants. Retour sur un mandat tourmenté.

L’ouverture de la 139e session parlementaire du Congrès argentin a donné lieu a une scène peu commune. Pour une rare fois au cours des deux dernières années, le président Alberto Fernandez et la vice-présidente Cristina Kirchner ont été aperçus côte-à-côte au cours d’un événement public. C’est pourtant Kirchner qui, dans un savant calcul politique, s’était écartée et avait personnellement sélectionné Fernandez, un politicien vétéran aux positions modérées et moins polarisantes, comme candidat du Frente de Todos à l’élection de 2019. Or, c’est justement le manque de vigueur et la modération de la gestion du président qui a provoqué une brèche au sein de la coalition, laquelle paraît difficilement raccommodable à quelques mois du premier tour électoral.

Une gestion contre vents et marées

En prenant les rennes de la troisième économie de l’Amérique latine en décembre 2019, le président Fernandez a d’emblée fait face à des obstacles de taille : d’abord, la restructuration d’une dette de 57 milliards de dollars US vis-à-vis du Fond Monétaire International (FMI) engrangée par l’administration du président sortant Mauricio Macri, le prêt le plus important jamais octroyé par l’institution internationale.

Ensuite, les premiers cas de Covid-19 se sont déclarés au pays à moins de 3 mois de son accession au pouvoir. Les mesures de quarantaine obligatoire imposé par le gouvernement ont donné un dur coup à l’économie, dont le PIB s’est contracté de près de 10% en 2020. Les mesures d’aide socioéconomiques d’urgence – l’interdiction de renvoi pour 120 jours, la couverture de 50% des salaires des employés licenciés et les prestations aux travailleurs informels et indépendants – ont à leur tour approfondi le déficit fiscal d’un État déjà aux prises avec de profonds déséquilibres macroéconomiques. Au sortir d’une campagne de vaccination somme toute réussie (près de 80% des Argentins ont reçu 2 doses de vaccin), la politique économique du gouvernement a été la source de dissensions profondes au sein même de l’exécutif.

L'ex-ministre de l'Économie Martin Guzman et Alberto Fernandez. (Reuters)

Tir ami

Au moment de renégocier l’accord économique avec le FMI, Fernandez et son ministre de l’Économie Martin Guzman ont fait face au tir ami de la frange kirchneriste de la coalition, dont la base militante est d’une gauche économique intransigeante. La renégociation, nécessaire pour repousser les échéances de remboursement de la dette et éviter un futur défaut de paiement, a été perçue comme de l’aplaventrisme, une posture contraire à la tradition des gouvernements de Nestor (2003-2007) et Cristina Kirchner (2007-2015) qui avaient refusé toute entente avec l’organisme international, répudié pour son imposition de politiques économiques néolibérales. Pour le président Fernandez, la priorité était d’abord de stabiliser l’économie et de calmer les incertitudes à moyen terme, mais une part considérable de son pouvoir lui avait déjà glissé des mains.

Au cours des mois de négociation, la personnalité d’Alberto Fernandez a été la cible d’attaques virulentes de la part de Cristina Kirchner et de hauts-placés du gouvernement fidèle à la vice-présidente. Au cours d’événements publiques, Kirchner a accusé le président de gouverner pour les riches et d’être un incapable. Le feu croisé au sein de la coalition péroniste a d’abord nui à la position de négociation de l’État face au FMI, puis s’est soldé sur une profonde dégradation de la situation économique du pays.

Rassemblement des piqueteros les mesures d'austérité sur la Plaza de Mayo, à Buenos Aires, le 3 mars 2023. (Photo : Simon Parent)

Le 2 juillet 2022, trois mois après avoir clos le nouvel accord, la démission du ministre de l’Économie Martin Guzman a accéléré une énième crise de dévaluation du peso argentin. Dans une lettre rendue publique, le ministre arguait être incapable de mener à bien sa politique économique en raison de l’obstruction provenant de l’intérieur même du gouvernement, plusieurs fonctionnaires refusant d’obtempérer aux mesures mises de l’avant par son ministère. Du 1er juin au 1er août 2022, la valeur d’échange du dolar blue, le taux de change sur le marché informel, a bondi de 221 à 275 pesos argentin par dollar US, soit une perte de 20% de la valeur de la devise nationale en 2 mois.

Avec la panique qui s’en est suivie, le Frente de Todos a dû se rafistoler dans l’urgence. La vice-présidente et le président se sont réunis en privé et ont trouvé un terrain d’entente, octroyant en août un super-ministère de l’Économie à Sergio Massa, une figure de centre-droit qui devait rassurer les craintes des acteurs financiers. Depuis, Massa dispose d’une importante marge de manœuvre et le mot d’ordre est à la réduction de l’inflation, mais le mal semble être fait. L’Argentine a conclu l’année 2022 avec une inflation annuelle de 94,5%, la plus élevée depuis sa crise d’hyperinflation de 1989.

Cristina Kirchner et Alberto Fernandez au Congrès, le 1er mars. (Natacha Pisarenko/Pool via REUTERS)

Kirchner et la « proscription » : par la Cour ou par balle

Le récent revers de la vice-présidente marque une étape importante dans l’histoire récente de la politique argentine. Élue présidente en 2007, Cristina Fernandez de Kirchner, la première femme à occuper le poste dans l’histoire du pays, a été depuis la figure de proue incontestée du mouvement politique péroniste. Aux différentes élections, c’est elle qui établit la stratégie, effectuant la sélection des candidats aux différents postes, de la présidence, aux députés nationaux, en passant par les gouverneurs provinciaux. Si elle demeure la personnalité politique la plus influente au pays, le contrôle qu’elle détenait sur son espace politique est désormais remis en question.

Kirchner a été la cible d’une série d’attaques de la part de ses opposants politiques depuis 2013, moment où son second mandat a commencé à battre de l’aile suite à une décevante performance aux élections législatives. En 2015, l’élection du président Mauricio Macri, représentant de la droite affairiste, a clos 12 ans consécutif d’exercice du pouvoir par le clan Kirchner. La réorganisation du secteur judiciaire par l’administration Macri a ouvert les vannes pour d’innombrables causes criminelles ciblant Cristina Kirchner et les membres de son administration pour des actes de corruption.

La cause la plus marquante est le dénommé « Cas Lazaro Baez », du nom d’un entrepreneur, ami de la famille Kirchner, condamné en 2016 pour blanchiment d’argent. Entre 2003 et 2015, les entreprises de Baez ont reçu 80% des contrats octroyés par l’État pour la réalisation de travaux publics dans la province de Santa Cruz. La moitié des projets attribuées aux entreprises de Lazaro Baez avaient été abandonnées, malgré de nombreuses surcharges. En 2018, la Cour d’appel de la Capitale fédérale a repris la cause en attribuant à Cristina Kirchner des accusations d’administration frauduleuse et d’avoir agi comme la « cheffe d’une association illicite ».

Capture d'écran de l'arme pointée au visage de Cristina Kirchner, le 1er septembre 2022.

L’attentat frustré et la sentence

Les audiences ont finalement débuté le 22 août 2022. Une semaine plus tard, alors que Kirchner rentrait à son appartement du quartier Recoleta après avoir présidé une séance du Sénat, elle est attaquée en pleine rue, au milieu d’une foule de ses partisans, par un jeune homme armé d’un pistolet. Des vidéos de l’incident montrent un homme de 35 ans, Fernando Sabag Montiel, pointer une arme à feu à quelques centimètres du visage de la vice-présidente et actionner la gachette à deux reprises, sans que l’arme ne s’actionne. L’acte de Sabag Montiel, un vendeur ambulant de barbe-à-papa au bras tatoué d’un Soleil noir – symbole classique du mysticisme nazi – venait de réveiller les souvenirs d’une période de violence politique généralisée que plusieurs croyaient révolue, 40 après le retour à la démocratie en Argentine.

L’événement a choqué le pays. Le président Fernandez a déclaré une journée fériée et les têtes d’affiche du mouvement péroniste se sont lancé en croisade contre les grands médias de communications, dont la couverture du procès de Kirchner aurait alimenté un « climat de haine ». Une enquête d’opinion réalisée dans les jours suivants la tentative d’assassinat révèle le profond clivage qui règne autour de la figure polarisante de la vice-présidente. Plus de la moitié des 1600 répondants estimaient que l’attentat, pourtant capté par plusieurs caméras vidéo, était « un fait inventé utilisé par Cristina Kirchner pour se victimiser ».

Les quelques mois de réclusion de la vie publique de la vice-présidente n’ont pas pour autant ralenti les ardeurs de la Cour. La veille de la sentence, alors que l’Argentine était emballée par la ferveur des éliminatoires de la Coupe du monde de soccer, Cristina Fernandez de Kirchner a offert une rare entrevue au quotidien brésilien Folha. Son plaidoyer, offert par l’entremise d’un média neutre, avait plus à voir avec les motivations du procès lui-même qu’avec les faits qui lui étaient reprochés. Selon elle, le procès était d’abord et avant tout une attaque politique de la part de ce qu’elle a qualifié de « parti judiciaire », un regroupement d’intérêts combinant des politiciens de l’opposition, le magnat du puissant groupe médiatique Clarin, Hector Magnetto, et des membres de la magistrature nommés par l’ex-président Macri. Elle comparait son procès à un peloton d’exécution.

Le lendemain, le 6 décembre 2022, la Cour d’appel fédérale #2 de Buenos Aires la condamnait à 6 ans d’incarcération pour administration frauduleuse. À quelques heures du verdict, la vice-présidente prenait à nouveau la parole, arguant que le jugement était déjà écrit d’avance et que la motivation des procureurs était d’abord et avant tout de la proscrire de la vie politique argentine. Elle a radicalisé ses propos, avançant que le procès démontrait l’existence d’un « État parallèle et d’une mafia judiciaire ». Kirchner a terminé son discours en annonçant qu’elle ne serait candidate pour aucun poste lors des élections à venir en 2023.

Dans le camp kirchneriste, il ne fait pas de doute que leur égérie est l’objet du lawfare, une instrumentalisation politique du pouvoir judiciaire afin d’écarter les meneurs des grands mouvements de gauche – dits « nationaux et populaires » – qui ont connu une profonde résurgence en Amérique du sud au cours des années 2000. On rapproche volontiers les procès intentés contre Cristina Kirchner à l’expérience brésilienne de 2016 qui s’est soldée sur la destitution de la présidente Dilma Roussef et l’emprisonnement de l’ex-président Luiz Ignacio Lula da Silva, lequel devait initialement faire face à Jair Bolsonaro lors de l’élection présidentielle de 2018. En Équateur, l’ex-président gauchiste Rafael Correa est lui aussi entaché par des affaires judiciaires qui l’ont forcé à s’exiler en Belgique en 2017 et l’empêchent de se présenter aux élections.

Dans le cas de Kirchner, la dite « proscription » n’est pas aussi claire. Bien qu’elle ait reçue sa sentence, laquelle inclut une interdiction de se présenter à un poste électif, cette dernière ne sera pas effective tant et aussi longtemps que les procédures d’appel ne seront pas conclues. Le processus prendra vraisemblablement plusieurs années, ce qui donne en réalité à la vice-présidente toute la marge de manœuvre nécessaire pour briguer la présidence ou tout autre poste en 2023, si elle le désire.

Le président brésilien Lula da Silva, Kirchner et Fernandez en 2021.

La stratégie de la passivité

Depuis le verdict, la situation qui paraissait extrêmement tendu est entrée dans une phase d’inertie. La mobilisation populaire annoncée pour défendre la vice-présidente ne s’est pas matérialisée. La victoire de la sélection nationale argentine à la coupe du monde du Qatar a plongé les Argentins dans une rare liesse collective et éclipsé les préoccupations pendant quelques jours. Les vacances estivales ont été maigres en développement et les mouvances au sein du gouvernement font du sur-place.

Le président Fernandez a annoncé qu’il comptait se représenter comme candidat du Frente de Todos à la présidentielle, bien que son bilan soit difficile à défendre. Depuis le début de sa gestion, le peso argentin a perdu plus de 80% de sa valeur face au dollar américain. 18 millions d’Argentins vivent désormais sous le seuil de pauvreté, soit 43% de la population, des chiffres qui rappellent ceux de la profonde crise économique qui a frappé l’Argentine entre 2001 et 2003.

Le discours du président dans le cadre de l’ouverture du Congrès cette semaine avait une saveur électorale. Il a cherché à réitérer les points de convergence de la coalition en s’attaquant aux ingérences de la Cour suprême dans le politique, à la gestion désastreuse du gouvernement précédent et à la mauvaise foi perçue dans la couverture médiatique des grands médias privés. Écartant le problème de l’inflation du revers de l’avant, le réduisant à un problème structurel du pays, il a vanté la croissance économique du pays et les réalisations de son gouvernement dans la réalisation d’infrastructures pétrolières et de logements pour les ménages les moins nantis.

À l'avant-plan, deux compétiteurs potentiels du président pour la candidature à la tête du Frente de Todos : le ministre de l'intérieur Wado de Pedro et le ministre de l'Économie Sergio Massa.

Outre le président Fernandez, les candidats pressentis à la direction du Frente de Todos incluent le ministre de l’Économie Sergio Massa, qui mise sur une éventuelle stabilisation de l’inflation sous les 4% mensuel (tout de même un 60% annuel) afin de propulser sa campagne. L’ambassadeur au Brésil et ancien candidat défait à l’élection de 2015, Daniel Scioli, a aussi signaler son intention de faire campagne. Du côté de la branche kirchneriste, l’actuel ministre de l’Intérieur Wado de Pedro est un potentiel candidat qui pourrait se distancer de la gestion d’Alberto Fernandez et tenter de ramener la coalition de centre-gauche vers une posture plus combattive.

Le Frente de Todos est pris dans une impasse. Minces sont les chances de remporter une élection sans l’approbation explicite du candidat par Cristina Kirchner. Or, la tension entre la vice-présidente et les figures modérées de la coalition sont palpables. De son côté, Kirchner polarise tellement dans la société argentine qu’elle n’arriverait probablement pas à rallier assez d’appuis pour remporter le deuxième tour d’une élection présidentielle. Le compromis de 2019 de la vice-présidente, qui a valu une victoire inespérée à sa coalition, s’est ultimement soldé sur des guerres intestines qui ont fragilisé sa position d’influence. Reste à voir si elle voudra répéter la stratégie.

Du côté de ses militants les plus loyaux, on souhaite envoyer un appel clair à « battre la proscription » et inciter Kirchner a revenir sur sa décision de ne pas se présenter à l’élection présidentielle. Un rassemblement est organisé à cet effet le 11 mars à Avellaneda, dans la périphérie ouvrière du sud de Buenos Aires. Pour réaliser son objectif, la base militante kirchneriste devra démontrer qu’elle garde une certaine fougue après s’être montré plutôt passive et prévisible ces derniers mois.